Comment les artistes transforment-ils la souffrance en poésie ?
A l’occasion du Centenaire de sa mort, se tient actuellement au Grand Palais une exposition d’Auguste Rodin. J’ai eu l’opportunité samedi dernier de redécouvrir ses sculptures en la compagnie d’une historienne d’art passionnée, Mobina Sheriff. Plongée dans une ambiance nocturne paisible et à l’écoute d’histoires les unes plus envoûtantes que les autres, j’ai passé une soirée enchantée, dont je voulais partager avec vous quelques étoiles.
Une souffrance qui devient poésie
Ce qui m’a le plus frappé et touché dans ce voyage au milieu des sculptures de Rodin, c’est cette capacité qu’il a de transcender la souffrance humaine, pour en faire une œuvre poétique. Toutes ses sculptures parlent de la condition humaine. Qu’il s’agisse du bien connu Penseur déséquilibré, musclé et crispé sur son rocher ; de ce couple aux heures de la rencontre ou de la parenté ; ou encore de ces visages de vieilles femmes creusés par les années. Rodin nous emmène dans les plis et les replis de ces histoires qui ne sont pas toujours très belles, loin de là. A la manière de Pierre de Ronsard, peut-être nous invite-t-il justement, à vivre :
« Cueilliez dès aujourd’hui les roses de la Vie. »
Pierre de Rosard
Les différentes histoires racontées en sculpture ont toutes la particularité d’être bien réelles et, pour la majorité, de faire partie d’une des œuvres monumentales de Rodin : La porte des Enfers, inspirée de la Comédie Humaine de Dante. J’ai été fascinée par le fait qu’on puisse vouloir disséquer ainsi le côté sombre de la condition humaine, et en faire un vivant témoignage des eaux troubles que l’on peut parfois traverser. J’avais ressenti le même mouvement, à la fois de peur et d’attraction, devant Lucrèce Borgia de Victor Hugo, à la Comédie Française. C’est comme s’il y avait une beauté ou une vérité cachée dans ces souffrances ultimes.
Peut-être est-ce le propre universel de l’art, justement, de nous rapprocher de ces êtres que l’on rejette parfois, que l’on fuit souvent, et que pourtant nous serions, dans d’autres conditions.
La sculpture qui m’a le plus choquée en ce sens, est celle d’Ugolin, la terrible histoire d’un homme despotique, envoyé au cachot avec ses quatre enfants et qui, mort de faim, les dévore.
Je crois que de l’ombre à la lumière il n’y a souvent qu’un seul pas, et que ces œuvres nous appellent aussi à plus de compassion envers nos frères et nos sœurs.
Une répétition du même qui devient un code
Au sommet de la fameuse porte des Enfers se trouve les Trois Ombres, trois âmes damnées qui surplombent un écriteau sur lequel est inscrit : « Vous qui entrez, abandonnez toute espérance. » Joli programme ! Rodin a choisi de représenter ces Trois Ombres en représentant la même figure à l’identique trois fois, et avec des regards portés sur le même point.
Cette façon de reproduire à plusieurs reprises le même personnage pour créer une certaine émotion est un code créé par Rodin et repris par la suite par d’autres artistes, comme Georges Minne qui a sculpté une fontaine à Bruxelles, La fontaine aux agenouillés.
Je trouve cette forme de représentation subtile et touchante, dans ce qu’elle exprime d’infini, de profond, et d’insondable sur l’âme et le cœur de l’homme.
Une sculpture autonome qui devient accessible
Enfin, on dit de Rodin qu’il fait basculer l’œuvre sculpturale dans la modernité. L’une de ses innovations les plus saisissantes est celle de rendre la sculpture autonome, sans devoir nécessairement être posée sur un support ou une colonne. Ce procédé nouveau permet à l’admirateur de l’œuvre de se positionner au même niveau que la sculpture. Elle devient alors plus accessible et plus vivante encore.
Au-delà de la rendre plus accessible, l’autonomie de la sculpture envoie un message fort qui me touche personnellement : celui d’une liberté à déployer, source d’exploration et de créativité. Celui qui le dit le mieux est encore Paul Eluard dans son poème du même nom, Liberté (extraits choisis) :
(…) Sur les champs sur l’horizon, sur les ailes des oiseaux, et sur le moulin des ombres, j’écris ton nom. (…) Et par le pouvoir d’un mot, je recommence ma vie. Je suis né pour te connaître, pour te nommer. Liberté.
Paul Eluard